RAID AU CAP NORD : Ivresse d'une latitude

vendredi 03 mars 2017 14:00



Nourri de littérature maritime et amateur de bateaux pneumatiques, Jean-Pierre, plaisancier belge, rêvait depuis longtemps d'une longue expédition en Norvège, à la conquête du Cap Nord. Mission accomplie à bord de son Osprey Viper Max 6,50 m. Voici son carnet de voyage…


Texte et photos Jean-Pierre Bastin

Naviguer, c'est accepter les contraintes que l'on a choisies. C'est un privilège. La plupart des humains subissent les obligations que la vie leur a imposées." 
Comme le laisse entendre cette citation d'Eric Tabarly, en quittant le port, les "obligations de la vie", on les laisse à terre… Par contre, les contraintes, au-dessus du cercle polaire par 66° 33' 44"N, sont nombreuses. Les marinas ne sont que des petits ports sans sanitaires, sans affichage météo, sans club-house, et disposent rarement d'une pompe essence à quai. C’est dans ces abris pas toujours très "fun" qu’il faut parfois attendre plusieurs jours, que le beau temps revienne.
 
Mais, ces désagréments me semblent tellement infimes au regard du plaisir de naviguer sous ces latitudes… Imaginez, un pays d’une surface proche de celle de l’Allemagne, mais avec seulement cinq millions d’habitants. Avec, du point le plus au sud jusqu'au Cap Nord, une côte principalement rocheuse s’étirant sur 2 500 km, si déchiquetée par les fjords que son littoral (incluant les 50 000 îles) totalise la bagatelle de 83 000 km ! Cette géographie singulière explique pourquoi le trajet cercle polaire/Cap Nord/Kirkenes fait au plus court 1 000 km ! D'ailleurs, au final, mon GPS affichera 3 656 km, soit 1 975 milles marins, et sans avoir parcouru tous les fjords ! En Norvège, la nature est souveraine, un grand sentiment de liberté s’en dégage. A chaque nautique parcouru, le paysage change. Décider de croiser une île par l’est ou par l’ouest, selon les vagues ou les vents, s’engager dans ce chenal plutôt que cet autre, avancer vers cet inconnu, procure le sentiment de vivre une aventure très forte.
 
Mon GPS routier (pas vraiment à jour) me guide dans le piétonnier de la ville, avec la remorque, bien entendu. J’accède enfin à la rampe de mise à l’eau. C’est sans appréhension que je laisse Ergaster (c’est le non de mon semi-rigide) à quai avec tous les bagages à découvert, pour aller garer ma voiture au parking de l’aéroport, en me souvenant les paroles d’un Norvégien du sud : "En Norvège on ne vole pas les bateaux… Toutes les familles en ont un !" Dans une quinzaine de jours ma fille, son mari et leurs deux enfants viendront me rejoindre à Narvik, ville de notre rendez-vous.
 
Après cinq jours de voyage routier me voilà seul en mer de Norvège, en route vers Vikingen, îlot du célèbre monument du cercle polaire arctique. Ca y est, l’ancre est mouillée à 150 mètres de la côte où un vent frais descend du glacier. J’avais rêvé de passer une nuit dans ce décor somptueux… Sous le taud de nuit, je me mets à cuisiner. Un doute m’envahit : si le vent tourne combiné avec la marée qui descend, je vais être drossé sur les rochers ! Trop tard, il a tourné, et rapidement il devient puissant, avec une pluie froide qui l’accompagne. Le fjord, vaste entonnoir, force le vent à redresser les vagues. Impossible de ramener l’ancre à la main, il faut remonter au moteur pour rependre quelques mètres de ligne. Plusieurs va-et-vient sont nécessaires, pour enfin décrocher l’ancre et trouver un abri. La nuit fut agitée et mouillée. Malgré tout, le matin, je naviguerai sur une mer calmée. 
 
En étudiant les cartes j’avais repéré une zone à éviter, un vrai tas de cailloux. Arrivés en vue de cette zone, stupeur : ce ne sont pas des cailloux, mais des îles habitées ! D’un coup je prends conscience de l’énorme tâche qui m’attend pour atteindre le Cap Nord… Après une nuit passée dans un petit port, je fonce vers Narvik. Je fonce malgré les gouttes d’eau qui me fouettent le visage, toujours impressionné par ces espaces plus grands que je ne les avais imaginés. Arrivé à l’étape plus vite que prévu, du coup je reprends de l’assurance : le cap, c’est réalisable. Confiant, je "nomadise" entre les îles Lofoten et Vesterålen, balade régie par les sautes d'humeur de la météo. Exemple : une nuit Ergaster subit un clapot latéral parfaitement rythmé pour me ballotter vigoureusement, au point que je suis contraint de caler ma tête entre des vêtements ! Les 24 heures suivantes je reste bloqué sous le taud, par de très mauvaises conditions. Finalement, les nuages passent leur chemin, l’aube est radieuse. La mer est si lisse qu’elle double paysage et ciel par effet miroir. Ce jour-là en enchaînant le tour d’une île puis d’une autre, je parcours 108 milles en plein soleil. Visite des incontournables : le Troll Fjord, Svolvær, Kabelvåg, le très touristique port de pêche Henningsvær. Ce port sert de base aux baleinières. L'une d'elles nettoie sa cale ; aux alentours l’eau rougeoie… La Norvège autorise un quota de 1 286 petits rorquals par an. Cette année 590 ont été harponnés, puis vendu en tranches dans le super marché de Svolvær.
 
Mon regard est attiré par un pneumatique. Ils sont rares par ici, de même que les voiliers. Il appartient à une famille d’Allemands avec laquelle je sympathise. Ces derniers viennent régulièrement sur Hinøya, et me feront découvrir des sites intéressants. Naviguer entre ces îles, hauts lieux de la civilisation Viking, n’est pas facile. Accoster encore moins... Avec un marnage de 2,5 m, il faut s’amarrer à quai pour partir chercher de l’essence, parfois à plusieurs kilomètres, ou bien repérer un mouillage sur des rochers pentus. Trouver une poissonnerie ? Un faux problème, il suffit de pêcher ! Première partie du raid : 698 milles, parcourus seul.
 
A Narvik, retrouvailles avec ma famille ! Les bagages arrimés, nous mettons le cap sur Lødingen. Mes quatre passagers ne sont pas amarinés, pour eux le trajet est pénible (vent contre, vagues, pluie)… Arrivé à quai, pas de chance, le comptoir d’essence, matériaux de construction, souvenirs, fourniture pour marin pêcheur, vient de fermer pour le week--end… Consolation, la mer n’étant pas super, nous pouvons profiter gratuitement dans l’espace mobile home, d’un coin d’herbe pour la tente, d’une cuisine, d'une place au ponton pour Ergaster  (quelques couronnes norvégiennes déposées dans une boîte suffiront). 
A cinq dans le pneu, la navigation est différente, en plus des difficultés énumérées plus haut, pour camper il faut débarquer équipe et bagages puis ancrer et regagner le rivage à la nage, monter les tentes et cuisiner : sportif tout cela ! La solution : trouver les spots repérés sur Google Earth (parfois un simple panneau "camping" détecté grâce à "Street view"), ou dans un guide touristique. Avec toujours les mêmes incertitudes : peut-on accoster ? Peut-on planter une tente ? Du fait de ces difficultés à surmonter, l’aventure n'en est que plus belle : au court des 460 milles, nous avons admiré des montagnes qui jaillissent de la mer, des phoques, des cachalots, des pygargues, des falaises ou nichent des centaines d’oiseaux (macareux, cormorans, goélands)… Quelle récompense ! 
 
C’est la gorge un peu serrée que j'adresse un signe d'au revoir à ma petite famille restée à quai. Et c'est mon ami Jean-François qui prend le relais. Je vais poursuivre l'aventure avec lui pour un raid de 542 milles. Nous voulons tout voir : les glaciers, les ports abandonnés, les villages accessibles uniquement par la mer, les îles aux oiseaux et, point d’orgue, la falaise du Cap Nord ! Mon robuste compagnon, rompu à la pratique sportive de la spéléologie (notre lien de rencontre) est habitué des rudes conditions. Sauter un repas, naviguer sans s’arrêter pendant cinq heures, passer 32 heures sans quitter le semi-rigide, rien ne gâchera notre bonne humeur.
 
Chaque jour en fin d’après-midi commence la recherche d’un bivouac. Cette quête peut durer longtemps, mais cela n’a pas d’importance le soleil éclaire toute la nuit. Quel plaisir, quelle liberté de naviguer au gré de sa fantaisie ! Le tandem est vite rodé : le matin JF tranche fromage, jambon et pain, tandis que je fais le café. Puis il replie le taud, et je sangle les bagages… A la deuxième étape, une lourde décision s’impose : Senya la deuxième plus grande île de Norvège, doit-on la croiser par l’ouest ou par l'est ? A l'ouest, c’est la mer de Norvège, bordée de falaises vertigineuses, découpées par de profonds fjords sauvages et mystérieux. Inconvénient : le fetch du vent d’ouest part du Groenland (900 milles) en cas de coup de tabac, nous risquons d’être bloqués plusieurs jours au fond d’un fjord. A l'est, un chenal abrité, mais une côte plate… J’hésite, je m’étais dit : ces 65 milles, avant de pouvoir me réfugier dans un chenal, je ne les entreprendrais que si les conditions sont parfaites. Elles sont loin de l'être ! Vus d'ici, les sommets des falaises bleu sombre disparaissent dans les nuages. Trop fascinant… je choisis l’ouest ! Fin de navigation un peu secouée, au GPS nous nous engageons dans un chenal d’épais brouillard. Nous sommes gelés. Enfin, en arrivant à Tromsø, le ciel se déchire, et le soleil nous envoie ses rayons. Un grand souvenir ! 
 
Nous enchaînons avec la montée vers le nord : grands espaces, glaciers, ports-abris, macareux par milliers… cet autre monde nous enchante ! Hammerfest se targe d’être la ville la plus septentrionale du monde et affiche sur son blason un ours polaire ! Côté ravitaillement, le super marché nous changera de notre pêche habituelle. Magerøya, l’île du Cap Nord, est une île qu'on peut qualifier de "touristique", avec sa taxe de séjour, son unique pompe essence à 4 km du quai d’Honningsvåg. C’est le côté terre, pas vraiment super… Côté mer, nous apprécions le port de Gjesvær. Skarsvåg, un patron-pêcheur à qui nous demandons pourquoi des bateaux en bois plutôt qu’en acier, nous répond : "parce qu’ils sont plus beaux !" 
 
Le Nordkapp vu d'en bas, avec son impressionnante falaise de 300 mètres "écrase" le vrai "point le plus au nord" (de 0° 0' -1" 865), situé à deux milles d'ici. 
La mer à Magerøya est plate, sauf autour d'un cap, confluant de deux forts courants où elle est même très agitée. Bien que j'aie pris soin de passer large, je dois louvoyer entre des lames blanches d’écume. Il faut beaucoup de calme et d'adresse pour passer. Mon compagnon serre les dents et se cramponne… A l'abri du fjord adjacent, le Nordkapp, Ergaster est maintenant à l’ancre, et nous à terre. Nous attendons le soleil de minuit… A 23h00, il surgit enfin de derrière la falaise. Étonnement et émerveillement, tandis qu'il court parallèle à l’horizon, puis lentement remonte.
 
L'heure est venue de me séparer de mon équipier : salut Jean-François ! Dans la mer de Barents, 275 nouveaux milles m’attendent pour rallier Kirkenes et retrouver ma voiture, qu'un autre ami, Dominique, a convoyée depuis Narvik. Généralement les ports sont au fond des fjords. Pour m’y rendre, je vais devoir me dérouter jusqu’à 150 milles ! Je n’aperçois plus de petits bateaux, la saison de pêche est terminée. Je croise le ferry Hurtigruten… Pour le coup, ma navigation est bien solitaire. Et, toujours le problème de ravitaillement… A Mehamn arrêt pique-nique, mais en raison d'une panne générale d’électricité, la pompe à essence ne fonctionne pas, et la supérette Coop est fermée…
 
Ambiance du bout du monde : deux employés communaux utilisent leur camionnette de service pour véhiculer mon essence. Pour ces gens vivant dans l'isolement, la solidarité est naturelle. Au ponton, où j’ai passé la nuit, accoste un navire de pêche qui vient faire le plein d’eau. Le rêve de rejoindre Mourmansk me titille encore… J'en parle avec les pêcheurs, mais eux n'y vont pas. On leur impose un pilote payant, ainsi qu'un droit de quai, et c’est fort cher. Et avec mon semi-rigide ce serait pareil. A la sortie de Båtsfjord, je surprends un morse, puis de nombreux oiseaux. 
A Kirkenes, Ergaster a maintenant rejoint sa remorque. Fin du voyage ! Le plus dur est à venir : retourner vivre en ville… Merci à Michel de Hemptine, regretté pionnier des grandes navigations en pneumatique, d’avoir démontré toutes les aptitudes du bateau pneumatique à accomplir de grandes navigations. Merci aussi à ma famille et à Jean-François qui m’ont fait confiance en m’accompagnant, ainsi qu'à Dominique pour le "voiturage" .
 

GUIDE PRATIQUE

Mon bateau :

Osprey Viper Max 6.50 à carène en V évolutif, profond à la proue pour bien couper les vagues, plus plat à l'arrière pour faciliter le déjauge (assiette haute sur l’eau). 
Siège/console jockey de base, placé très à l’arrière à ma demande.
Options : 28 écrous noyés dans le pont. Ces écrous servent à fixer sièges, coffres, arceaux et œillets en sangle pour arrimer sacs étanches, glacière, bidons d’eau, box photo… 
Réservoir 220 litres.
Tresse de câblage moteur et de direction reposant sur le pont pour éviter les infiltrations d'eau.
Moteur principal : Yamaha 150 ch 4T, hélice 19" inox noire trois pales.
Moteur auxiliaire : Mariner 6.6 ch 4T. Batterie orbitale (j’ai préféré investir dans un moteur de secours plutôt que dans une balise EPIRB).  
Souvent seul dans des mers difficiles, j’opte pour une redondance des instruments électroniques : la jauge d’essence Yam est doublée par un compteur Navman, le GPS/sondeur Garmin (facile pour le transfer PC/GPS de WP via Home-Port) est répété par un Furuno (super pour ces alarmes sonores de danger), un sondeur Lowrance, la radio DSC Navman par un portable Icom, une boussole Plastimo achève l’équipement. Un portique de polycarbonate protège ce tableau de bord de la pluie. Mécanique et électronique ont été montées par mes soins.

Pour l'escale :

La proue a été pontée d’une forte bâche par Jean Magnus, de Sprayhood. La nuit, on zippe un taud en polyester sur le pontage avant. Des tentes légères pour séjourner à terre.

Pour le mouillage :

Deux ancres Kobra 6 kg et Rocna 6 kg, 10 m de chaîne, 50 m de cordage. En réserve, une Guardian 2.7 kg + un grappin.
Pour les repas :
cantine et réchaud essence sont stockés dans des bidons hermétiques, les effets perso dans des sacs étanches.

Pour pêcher :

Un leurre norvégien.

Pour la météo :

Une montre/baromètre/boussole Sunto.

Pour transporter l’essence :

Un sac souple Zodiac de 60 l. 

Remarque 

Mon Osprey est très polyvalent et léger grâce à sa simplicité rustique. Consommation : moins d’un litre/mille, soit une solide autonomie. 

Coût de la vie :

La vie en Norvège est très chère, à l'image de l’essence, des services ou de la restauration : hot-dog à 12 €, choppe de bière au bar 10 à 15 €, nuitée en chalet au bord de la mer à partir de 100 € ! L’alimentation de base est aussi un peu plus chère qu’en Belgique. Le camping sauvage est généralement autorisé.
 


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