LE GROENLAND : 3 semaines "ambiance polaire"

vendredi 03 mars 2017 12:09



André Bailly, sa famille et ses amis auraient pu jouer la facilité et opter, comme beaucoup, pour du camping côtier dans les mers chaudes. Et bien non ! Ces passionnés de pneu ont préféré une navigation plus rare, sous des latitudes très peu fréquentées, sinon par les scientifiques, soit en bordure du cercle polaire arctique. À lire ce récit, il apparaît que ce gigantesque glaçon réserve de sacrés moments d'extase. Rafraîchissant !


Texte et photos André Bailly

À admirer des semi-rigides toujours plus grands, toujours plus sophistiqués, on en oublierait presque une des vocations premières du pneu : la modularité du pliable qui en fait un engin rustique, transportable, à moindres frais, dans les endroits les plus difficiles d’accès. C’est ce que nous avons expérimenté avec un groupe d’amis (15 personnes), en partant en août 2008 à la découverte de la côte est du Groenland, au nord d’Ammassalik. Une ballade de 20 jours et environ 290 milles, en autonomie complète, à bord de quatre pneus souples de 4,70 m. Ce groupe s’est constitué fin 2007, à l’initiative de Gaby, l’un des participants, déjà à l’origine de voyages au Groenland et au Spitzberg dans des conditions comparables. Difficile d’imaginer une équipe plus improbable : de 10 à 60 ans, de l’écolière aux retraités, venant du Jura, mais aussi du Massif Central, de Nantes et de Paris ! 

 
Si sur sa côte ouest, les tour-opérateurs commencent à développer des infrastructures, le Groenland est encore très sauvage à l’est, faute à un courant froid qui n’autorise la navigation que durant trois mois par an. Seuls quelques villages inuits permettent de se ravitailler en essence. On y trouve toujours la possibilité de s’exprimer en anglais (nous ne maîtrisons pas l’Inuit ni le danois). La liberté de circuler et le respect d’autrui sont des valeurs qui ont encore un sens dans ces grands espaces, et elles priment sur le droit de propriété. On peut par conséquent s’installer où on le souhaite sans problème, et l’accueil des habitants est plutôt bienveillant. L’ambiance générale est assez minérale, avec une zone de toundra assez large, surmontée de névés jusqu’à l’inlandsis, et de nombreux et imposants glaciers qui descendent jusqu’à l’océan.
 
Mercredi 30 juillet : nous atterrissons à Kulusuk, aéroport minimaliste. La traversée vers Ammassalik sera notre première étape, sur le bateau d’un Inuit (le postier d’Ammassalik). Nous campons à la sortie du village pour une nuit. Des enfants intrigués viennent observer notre installation et nous montrer leur technique de pêche : un énorme grappin lesté qu’ils lancent dans les remous du torrent et ramènent par secousses.
 
Jeudi 31 juillet : Ammassalik/Ortit (15 milles)
Nous plions le campement et nous dirigeons vers le "port" pour récupérer notre matériel. Il faut ouvrir les caisses, monter et gonfler les bateaux, partager et répartir le chargement. Après une grosse journée de travail, on peut enfin partir, bateaux chargés à bloc, ciel bas, mer calme et pluie fine. Arrivée à Ortit, où nous ferons une escale d’un jour. Pour tout dire, on est un peu crevés et dépaysés !
 
Vendredi 1er août : soleil magnifique, journée de repos, premiers essais de pêche au lancer et ramassage de moules à marée basse. Pas de vent, mais des moustiques qui disparaissent à la moindre brise. Le soir, un bruit caverneux nous alerte… C'est notre première baleine, que Laurent, notre biologiste de service, identifiera immédiatement comme un rorqual commun. Le voyage est lancé !
 
Samedi 2 août : Ortit/Ikateq (35 milles)
Départ pour le fjord d’Ikateq par beau temps et mer calme. Après une escale à Kungmit pour faire les pleins, nous nous arrêterons sur une base US de la dernière guerre, abandonnée en l’état : des hectares de bidons rouillés, ferrailles, machines diverses… Pourtant l’endroit est sympa, avec un lac, un torrent et un défilé d’icebergs qui descendent le fjord. En allant chercher de l’eau au torrent, nous rencontrons deux Suisses qui viennent tous les ans se promener dans le coin et laissent leurs kayaks à Ammassalik. De vrais baroudeurs !
 
Dimanche 3 août : repos, "visite" de la base, pêche dans le torrent au lancer (sans succès), puis essai de la technique inuit qui donnera quelques ombles chevaliers. L’après-midi, deux familles inuits viennent pique-niquer près de la base. Feu de bois le soir avec des vestiges de cabanons (il n’y a pas de bois au Groenland !).
 
Lundi  4 août : Base US/fjord de Karale (15 milles)
Navigation sans souci puis beachage des bateaux, avec trois énormes glaciers en face de nous et des glaçons déposés partout par la marée. Après l’installation du camp, nous partons visiter le fjord.
 
Mardi 5 août : randonnées à pied, montage d’un kayak de mer en toile et promenade dans un décor magnifique, pastis bien frais et repas tranquille. Deux bateaux feront l’aller-retour pour Sermiligaq en prévision de l’étape de demain (20 milles), car il n’y a plus de ravitaillement possible vers le nord.
 
Mercredi 6 août : Karale/Kangertitivatsiak (60 milles)
Lever 5h00 pour partir avec la marée. Il a fait froid, et nous regonflons les bateaux (trop !). Temps magnifique, mer d’huile pour ce qui sera notre plus longue étape, et la plus belle pour la navigation. La mer libre alterne avec des empilements d’icebergs aux entrées des fjords et même un reste de banquise disloquée à travers lequel il faut zigzaguer lentement, mais sans risque de blocage. Nous nous installons à l’entrée du fjord, au lieu dit Avalait, en face de l’endroit où Paul Emile Victor a vécu plus d’un an.
 
Jeudi 7 août : alors qu’il fait un soleil de plomb, nous entendons une énorme détonation… Il nous faut plusieurs minutes avant de comprendre que le bateau que nous avions réparé a éclaté ! La bande que nous avions collée sur 80 cm n’a pas résisté au surgonflage. Les cloisons ont explosé. Pour le réparer nous resterons là quatre jours (ponçage, séchage, gonflages). On en profite pour pêcher, visiter le coin, jouer au tarot… Au cours d’une balade, Laurent découvre un phoque tué d’une balle. D’emblée, il l’ouvre et le déclare comestible. Les plus téméraires s'y essaient, et tout le monde profitera de l’odeur pendant trois jours (vêtements, vaisselle…) ! Le bateau fuit encore un peu, mais en le regonflant tous les jours, ça devrait aller. Par contre, il n’est plus compartimenté, alors nous décidons de sangler deux rangées de bidons vides au plancher pour le sécuriser en cas de crevaison. Nous le chargerons le moins possible et nous n'y mettrons plus que deux personnes. Une mer assez forte nous obligera à revoir deux fois l’amarrage des bateaux dans la nuit, au milieu des craquements sinistres des icebergs chahutés par une forte houle. Nous repoussons le départ à lundi.
 
Lundi 11 août : Kanger/Qujutilik (22 milles)
Il fait froid sur les bateaux et un reste de clapot nous arrose d’embruns. Nous nous arrêterons sur l’île de Qujutilik, pour une halte d’un jour. L’endroit est sympa avec une vue sur les glaciers d’en face et les icebergs qui émergent de la brume matinale… Des eiders nichent sur ces îles, ainsi leurs œufs à même le sol sont protégés des renards. Temps magnifique le lendemain, nous pourrons nous laver dans de grandes flaques chauffées par le soleil. C'est plus chaud que les torrents !
Mercredi 13 août : Qujutilik /Sermiligaq (17 milles)
Départ avec le vent dans le dos, mais il va tourner rapidement et lever un clapot croisé dans lequel nos bateaux trop chargés tapent. Nous baignons dans l’eau froide et une pluie fine vient compléter le tableau (les vide-vite du pneu chinois ne sont pas très efficaces !). 
Finalement, nous nous arrêterons trempés à Sermiligaq. Par chance, la municipalité nous prête une maison pour la nuit ; presque un retour à la civilisation… Coline, la jeune fille du groupe (11 ans) attire tous les enfants du village, tandis que nous visitons les lieux. Certains d'entre-nous seront même conviés à prendre le café chez l'habitant !
 
Jeudi 14 août : Sermiligaq/Ikateq (12 milles)
Nous repartons. Il fait beau, mais un vent assez fort nous incite une nouvelle fois à raccourcir l’étape et faire une pause à la base US (celle de l’aller) car nous sommes gelés. Heureuse initiative, car le vent se renforce encore alors que nous installons le campement. Les pêcheurs iront tout de même taquiner l’omble ! Ces deux journées auront été les seules navigations difficiles que nous ayons rencontrées.
  
Vendredi 15 août : Base US/Kungmit (12 milles)
Départ de la base avec un vent favorable et installation à trois milles au nord de Kungmit. Nous y resterons deux jours, dans un campement où subsistent les vestiges d’anciennes maisons inuits en tourbe, et où nous aurons tous les soirs la visite de rorquals qui montent et descendent le fjord. Le bruit d’un rorqual qui souffle à 30 m de la tente, c’est quelque chose !
 
Lundi 18 août : Kungmit /Baie d’Ammassalik (32 milles)
Le temps s’est éclairci, la mer est belle, nous faisons une halte au village pour faire les pleins, puis descendons le fjord. La côte est découpée, mais il y a peu d’icebergs, et une belle surprise nous attend : à la sortie du fjord, nous apercevons trois baleines à bosses qui, au lieu de s’enfuir, viennent à notre rencontre et passeront une demi-heure en notre compagnie, nous montrant leur queue et leurs nageoires, et même leur tête ! Un moment magique où l'on est partagé entre l’envie d’approcher encore et la crainte du coup de queue maladroit. Nous avons vraiment l’impression d’avoir communiqué avec elles. Ayant satisfait leur curiosité (et la nôtre), elles reprennent leur cap initial, et nous rentrons dans la baie d’Ammassalik pour nous installer en face du village. Notre voyage touche à sa fin… Les pêcheurs du groupe prendront une quinzaine de morues ! Ce sera le seul repas constitué de produits du cru, puisque le poisson sera accompagné de bolets arctiques trouvés sur place (délicieux) et d’une salade de campanules (bof), avec tout de même un bon coup de gnole de chez nous ! Pour couronner cette journée mémorable, nous aurons même droit à une aurore boréale le soir (et oui, fin août, il commence à y avoir de la vraie nuit !). La journée du mardi permettra un retour progressif à la civilisation : grasse matinée, visite du village pour certains, seconde aurore boréale encore plus impressionnante que la première. Elle est pas belle la vie en pneu ?
 
Mercredi 20 août : après avoir replié, nettoyé et rangé tout le matériel, l’après-midi est consacrée au musée d’Ammassalik et à l'achat de quelques souvenirs. Le soir nous repartons pour Kulusuk et camperons près de l’aéroport. Vers 5h00 (après son service), notre postier favori vient nous embarquer. Le jeudi, en attendant l’avion, nous retrouvons nos sympathiques kayakistes suisses, avec qui nous échangerons quelques anecdotes, et quelques recettes de cuisine… arctique.
Voilà, c’est un voyage qui nécessite un peu plus de préparation que des vacances classiques, mais qui est à la portée de beaucoup de monde (pas de conditions "extrêmes" en juillet/août) et dont on parle encore longtemps après, avec des images fabuleuses plein les yeux.
 

Guide pratique

Période et conditions de navigation : 

De fin juin à mi-septembre. Attention aux marées, le marnage avoisinant 2 m, il faut tirer les bateaux au sec ou prévoir un "téléphérique" de corde pour qu’ils puissent se poser à marée basse. Les vents sont assez changeants selon les marées et l’heure. Souvent de SE la journée, ils tournent NO le soir.

Climat : 

Entre 65 et 66 degrés nord, il n’y a qu’une demi-heure de pénombre fin juillet, mais la durée de la nuit augmente vite : 2h30 de nuit au 20 août ! Les températures varient de – 5 à + 10 degrés environ, mais les sensations sont très différentes selon qu’il fait jour ou nuit, soleil ou vent.

Accès et ravitaillement :

Les villages possèdent un magasin où l’on peut se dépanner, 
mais les prix sont très élevés. La monnaie est la couronne danoise (1 € vaut 7,4 couronnes). Prévoir quelques couronnes islandaises pour le changement d’aéroport à Reykjavik (bus). Seule la compagnie Islandair dessert la côte est du Groenland, d’où les prix assez élevés. L’aéroport se situe sur l’île de Kulusuk (16 milles d’Ammassalik), il faut donc négocier la traversée en bateau avec les Inuits, afin d’accéder à vos caisses de matériel. 

Points de ravitaillement essence : 

Ammassalik, Kungmit, Sermiligak (sur notre parcours) mais aussi Tiniteqilaq (nous n’y sommes pas allés) sur le fjord d’Erik le Rouge. Au nord de Sermiligak, il faut prévoir l’essence pour le retour en conservant une marge de sécurité (nous avions environ 80 litres par embarcation). Notre consommation totale s’est établie à environ 950 litres au total pour les 4 bateaux.

Cales de mise à l’eau :

Il n’y en pas, il faut porter ou faire rouler sur des pare-battages.
Hébergement et restauration : 
on trouve un hôtel à Kulusuk (près de l’aéroport) et à Ammassalik (nous n’avons testé aucun des deux). Quant aux restaurants, nous n’en avons pas vu !
 

L'équipement

Préparation du matériel : 

L’ensemble de notre matériel (sauf effets personnels), ainsi que la nourriture, a été réparti dans 13 caisses en bois, en optimisant le volume, car le transport qui s'effectue par camion jusqu’au Danemark, puis par bateau jusqu’à Ammassalik constitue une part importante du budget. Il faut compter un mois et demi de délai d’acheminement !

Matériel : 

Nous disposions de deux Bombard C5, d'un semi-rigide Zodiac de 4,70 m dont la coque a nécessité une caisse spéciale, et d'un souple à plancher alu, de fabrication chinoise, acheté spécialement, ainsi que de deux 40 ch et deux 30 ch, tous des 2-temps à carburateur. Sans oublier l’accastillage courant et quatre jerrycans de 20 l par bateau pour augmenter l’autonomie.
Des tentes pour deux ou trois personnes, plus une tente collective pour s’abriter du vent ou de la pluie. Des sacs de couchage de type montagne, du matériel de pêche au lancer, des réchauds à essence, des sacs et bidons étanches, des pare-battages pour tirer les bateaux au sec, des cordes pour l’amarrage, et des jerrycans de camping pour l’eau (potable dans tous les torrents). Pour la navigation et la sécurité : trois GPS, une VHF, deux carabines de gros calibre (le risque d’attaque d’ours polaire est cependant infime), des cartes plastifiées de la zone réalisées par assemblage par l’un des participants, une pharmacie collective, des moustiquaires individuelles et un chargeur solaire avec adaptateurs pour appareils photo.

Nourriture : 

Les menus avaient été établis jour par jour et constitués de produits déshydratés (soupes en sachets, pâtes, riz, purée, semoule, compotes, pastis), ainsi que de fromage et de salaisons, emballées individuellement sous vide pour limiter les risques de péremption, car avec le temps du voyage, la nourriture devait résister deux mois.

Budget : 

  • Nos moyens étant limités, nous avons calculé au plus juste, soit environ par personne :
  • Billets d'avion 900 €
  • Transport du matériel 200 €
  • Nourriture 130 €
  • Essence, huile et divers 200 €
  • Train pour Paris 80 €

Achat de matériel collectif : 

100  € (en complément du matériel perso ou emprunté à des amis)
Ce qui donne environ 1 600 € /personne pour trois semaines, tout compris (sauf l’achat du bateau supplémentaire qu’il faudra revendre). 
 


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